« Berrichon et sa femme
raisonnaient de manière épaisse. »
(D. Ducoffre)
M. David Ducoffre a récemment proposé un point sur l’iconographie de Rimbaud, basé sur les travaux de M. Jacques Bienvenu,
promu « principal spécialiste de
l’iconographie rimbaldienne » (http://paintedplates.blogspot.fr/2013/07/iconographie.html).
M. Ducoffre récuse la plupart des portraits de
Rimbaud, qui sont à ses yeux de « prétendus
documents » : exit le portrait par Rosman, celui par Garnier, les deux
photos d’Aden, la photo de l’Institution Rossat, tous les dessins d’Isabelle
Rimbaud et Paterne Berrichon, etc.
C’est une petite révolution, d’autant que
nombre de ces documents sont conservés par le Musée Rimbaud de
Charleville-Mézières, validés par tous les experts et admis par toute la
communauté rimbaldienne…
M. Ducoffre commet au passage, malencontreusement,
quelques erreurs factuelles ou approximations grossières, qui montrent une certaine
méconnaissance du sujet. En voici un échantillon :
- « Une
photographie sépia de la vente Jean Hugues » : ce célèbre
document, tirage d’époque sur papier albuminé, n’appartenait pas à Jean Hugues
mais à Jacques Guérin, ce qui change pas mal de choses (1).
- « Un
négatif sur verre daté de 1900 » : ce tirage sur verre bien connu,
conservé au Musée Rimbaud, n’est pas un négatif mais un positif (confondre un
négatif et un tirage positif, voilà qui ne plaide guère pour une grande
fiabilité d’expertise…).
- « Rimbaud
avait les cheveux longs en 1872 et 1873 » (donc des portraits comme
celui de Garnier ne le représentent pas). Cela reste à prouver… D’ailleurs un
dessin de Régamey, admis par M. Ducoffre, montre Rimbaud à Londres en 1872 avec
les cheveux courts (portrait au haut de forme).
- Photo de Sheikh-Othman :
« aucune datation n’a été resserrée [sic]
». Nous en avons pourtant proposé une, très précise : le 25 janvier 1883. Nous
pouvons même donner, en avant-première, le nom de l’un des personnages
apparaissant très probablement sur la photo, au côté de Rimbaud : un
certain Teissère…
- « Apparemment,
les originaux des portraits de Rimbaud par Carjat ne sont pas connus » :
c’est vrai pour la photo la plus fameuse, mais tout à fait faux pour l’autre (on
en connaît deux exemplaires en tirage d’époque, dont il sera question
ci-dessous).
- Photographie de communion des frères Rimbaud :
« Il en existe plusieurs tirages ».
Faux. On n’en connaît qu’un seul tirage, provenant de la famille Rimbaud et
conservé à la BnF. Les reproductions du XXe siècle ne sont pas des
« tirages » de ce cliché, pas plus qu’une copie de la Joconde n’est
un tableau de Léonard de Vinci… M. Ducoffre mélange les torchons et les
serviettes.
Photo de première communion (BnF)
- « Un
portrait à part d’Arthur Rimbaud a été offert par Fantin-Latour à Paterne
Berrichon et Isabelle Rimbaud » : il n’existe aucune trace d’un
tel « cadeau », d’ailleurs fort improbable. M. Bienvenu prétend pour
sa part que ce dessin a été « acheté »
par Berrichon (« Berrichon l’avait
acheté à Fantin-Latour et le vendit par la suite au frère du ministre Barthou
»), ce qui est tout aussi baroque (d’autant que M. Bienvenu confond au passage
Louis et Léon Barthou…).
- « La
correspondance aujourd’hui publiée d’Isabelle Rimbaud et Paterne Berrichon nous
apprend clairement que Paterne
Berrichon a demandé à sa future épouse de dessiner son frère à des fins de
publication édifiantes ». Faux, et calomnieux. Berrichon a assez de
torts, inutile d’en inventer… (2).
- « Rimbaud
n’a guère été pris sur le vif, si ce n’est par Forain avec le dessin ‘Qui s’y
frot[te s’y pique]’ (…) » : si l’on applique les critères de M.
Ducoffre, il faut convenir que rien ne garantit qu’il s’agisse ici de Rimbaud,
ni même d’une œuvre de Forain, ni, a
fortiori, d’un dessin pris sur le vif (où sont les preuves ?). M.
Ducoffre ignore d’ailleurs, manifestement, que toutes les publications de ce
dessin sont celles d’une copie, probablement due à Berrichon, et non de
l’original (toutes les publications, depuis 1919, sauf Face à Rimbaud, de Jean-Jacques Lefrère, 2006).
- Un des autoportraits photographiques de Rimbaud « a connu un tirage retouché […] et c’est
cette photographie au visage retouché qui est connue du grand public. »
M. Ducoffre ignore-t-il que c’est le cas de la plupart des photos, et même
dessins, représentant Rimbaud, à commencer par LA photo iconique, par Carjat,
dont on ne connaît que des reproductions retouchées, et souvent
gravement retouchées ?
M. Ducoffre manifeste une ignorance étonnante de la
photographie du XIXe siècle, baptisant « montages sur cartes » de très classiques portraits cartes de
visite (« deux tirages de la
photographie sont insérés dans des sortes de carte [sic] portant l’estampille de la maison Carjat »
/ « une photographie déchirée
insérée dans une carte sortie de l’atelier Carjat »). En fait les
portraits de ce type étaient contrecollés (pas « insérés ») sur un
carton au nom du photographe.
Il n’y a rien de plus courant que de tels
« montages », et, en l’occurrence, le carton est bien celui d'Etienne Carjat vers 1871-72. Ce carton fut utilisé brièvement par Carjat, il est
beaucoup moins commun que d’autres modèles. Il atteste que les épreuves montées
sur ce carton ont été tirées exactement dans cette période, qui fut
effectivement celle à laquelle Carjat a réalisé les portraits de Rimbaud.
Carton de Carjat vers 1871 (Galerie Photo Vintage
France)
Carton de Carjat, fin des années 1870
Même confusion lorsque M. Ducoffre indique que la
photographie de Carjat montrant Rimbaud boudeur est « connue par quatre documents clefs » :
- le tirage d’époque par Carjat, très bien conservé ;
- l’autre tirage d’époque, en très mauvais état ;
- le positif verre, contretype (photographie de
photographie) des années 1900 ;
- le « médaillon
fac-similaire » publié par Delahaye en 1905 (cette expression pour
le moins étrange désigne en réalité une simple reproduction imprimée dans un
livre).
Comment peut-on mettre sur le même plan des documents
aussi hétéroclites ? Des reproductions imprimées de très mauvaise qualité,
et terriblement retouchées, ont-elles la même valeur qu’un tirage d’époque
parfaitement conservé ? Sachant, de plus, que Delahaye n’a jamais possédé
ce portrait dont il a publié à partir de 1905 de très mauvaises reproductions… Et que le même Delahaye, loin de récuser l’image
publiée par Berrichon, a explicitement indiqué que les deux étaient la
même : « De Carjat il y a eu
deux photographies : celle publiée par Berrichon et par moi, et une autre (qui
était moins bien en somme) » (Lettre à Jean-Paul Vaillant, 28 juin
1927).
En fait, MM. Ducoffre et Bienvenu ne veulent pas
entendre parler du tirage d’époque en bon état car il ne s’accorde pas avec
leur marotte, selon laquelle Berrichon aurait truqué cette photo. Ainsi, selon
M. Ducoffre, le tirage authentique « a
l’inconvénient de correspondre aux traits plus grossiers du négatif [sic] sur verre ». On marche sur la
tête : le positif sur verre est une reproduction photographique d’un
tirage d’époque, il correspond donc forcément aux tirages d’époque… (on ne peut
quand même pas reprocher à un original de ressembler à sa reproduction !).
MM. Ducoffre et Bienvenu renversent la logique
élémentaire en interprétant la réalité documentaire à partir de leurs théories
fantasmatiques. Les tirages d’époque montrent un visage « ombré ». Or nos enquêteurs se sont auto-convaincus que ces ombres ont été ajoutées par Berrichon, qui
aurait comploté pour nous montrer un Rimbaud plus charnu qu’il ne l’était en
réalité (sic !), et plus jeune (ou plus vieux, nous n’avons toujours pas
compris). Donc les images qui ont « l’inconvénient »
de montrer Rimbaud sous cet aspect sont des faux, et celles qui le montrent
autrement sont vraies…
Dès lors, tous les délires sont permis : « il n’est pas impossible que Berrichon ait
remplacé la photographie originale par un tirage plus récent »,
prétend M. Ducoffre. En fait, oui, c’est impossible. Par exemple, l’épreuve la
mieux conservée de cette photo de Carjat est un tirage d’époque sur papier albuminé, qui a été expertisé
à plusieurs reprises. Suggérer que cette image est un contretype des années 1900 ne
tient pas debout : à ce compte-là, on pourrait aussi affirmer que La Joconde
est une copie du XVIIIe siècle - ou bien que Napoléon 1er n’a pas
existé. A moins que M. Ducoffre n’ait en main des éléments assez sérieux pour
suggérer que les études Tajan et Pierre Bergé & Associés sont compromises
dans une escroquerie, impliquant entre autres M. Courvoisier, libraire-expert
de la Bibliothèque nationale de France.
Verlaine et Rimbaud, tirages de Carjat, vers 1871-72
(Source : Sotheby’s France / Etude Tajan)
Il ne devrait pas être besoin de
prouver l’évidence ; on se contentera de remarquer que le portrait de
Verlaine par Carjat est monté sur le même modèle de carton que les deux
tirages d’époque de la photo de Rimbaud. Or personne ne met en cause la
datation ou l’authenticité de cette épreuve, pas même M. Bienvenu (3).
Une fois franchies les limites de la rationalité, tout
est possible. Ainsi M. Ducoffre considère que le tirage très abîmé est « LE portrait à posséder », de préférence
au tirage d’époque en parfait état… Mieux, le dessin de Berrichon montrant
Rimbaud de profil serait un portrait… de sa sœur Isabelle (« il s'agit en réalité d'un visage imaginaire
d'Arthur Rimbaud à partir des traits d'Isabelle Rimbaud »). Pourquoi
pas après tout ? Certains sont bien convaincus que les images de l’homme marchant
sur la Lune ont été tournées dans la cave de la maison de Neil Armstrong… D’ailleurs,
M. Ducoffre avance des « preuves » : d’une part il existe un
portrait d’Isabelle sous le même angle par Berrichon ; d’autre part le
frère et la sœur se ressemblent (voilà qui est louche).
« Isabelle-Arthur Rimbaud » ?
Le plus spectaculaire, dans les virevoltes des deux
duettistes, c’est la manière qu’ils ont de changer d’opinion, péremptoire, à
propos de tel ou tel document. Ainsi ont-ils suggéré que la photo de la
première communion, conservée par la BnF, était un faux berrichonesque (4). Aujourd’hui,
à suivre M. Ducoffre, ce n’est plus le cas. En revanche, ils n’avaient jamais
dit que la Carjat de l’ex-collection Guérin pourrait être un trucage de
Berrichon, voilà qui est fait. De même, aux dernières nouvelles, M. Bienvenu ne
mettait plus en cause la photographie de Rimbaud à Sheikh-Othman (5), mais M.
Ducoffre l’éjecte parmi les « prétendus
documents ». En revanche, M. Ducoffre doutait il y a quelque temps de
l’un des trois autoportraits photographiques de Rimbaud ; il semble désormais
l’admettre dans le corpus... (6)
Tout cela pourrait être comique (ou pitoyable), simples
jeux de rimbaldiens en mal de publicité. Le problème est
qu’il s’agit de documents importants pour la connaissance de Rimbaud. De plus, des
institutions, spécialistes ou marchands ont engagé leur responsabilité morale à
leur sujet. Ainsi, les musées nationaux ont acquis pour 90 000 euros la
photo de Sheikh-Othman, auprès de Sotheby’s. M. Ducoffre nous indique que
l’identification de Rimbaud dans ce document est « fantaisiste », donc que cette photo ne vaut rien. M. Alain Tourneux,
conservateur du Musée Rimbaud, s’est trompé ou, ce qui revient au même, s’est
fait avoir, comme tous les spécialistes ayant authentifié ce document, puisque
pas un seul ne met en doute cette image. Et, non contents d’être dans l’erreur,
M. Tourneux et les autres spécialistes de Rimbaud valoriseraient un faux
portrait du poète…
M. Ducoffre, lui, connaît la vérité, qui est forcément
cachée, dans de complexes replis. La prose de cet enseignant, spécialiste de littérature
française, est aussi singulière et chaotique que le cheminement de ses pensées (7). « De tout
même » (sic), ces enluminures abracadabrantes n'apportent pas grand chose à la recherche sur l'iconographie de Rimbaud. A part « un satiné de conversation », qui s'avère, hélas, n'être que du bruit.
Mise à jour 1 :
M. Ducoffre a corrigé certaines de ses erreurs et remanié certaines de ses hypothèses (avec la même aisance impudique qu'un politicien oubliant ses promesses électorales...), à partir de nos remarques : http://paintedplates.blogspot.fr/2013/08/nouvelle-mise-mort-dune-icone.html
Mise à jour 2 :
Quelques heures après la publication de ce message, M. Jacques Bienvenu, relayant M. Ducoffre, a diffusé sur son blog une nouvelle mise en cause d'un document iconographique rimbaldien, le tableau de Jef Rosman, conservé au Musée Rimbaud ("Le tableau de Jef Rosman est-il authentique ?" - http://rimbaudivre.blogspot.fr/2013/08/le-portrait-de-rimbaud-par-jef-rosman.html).
M. Ducoffre, qui doit confondre écriture de l'histoire et tauromachie, s'extasie de cette "nouvelle mise à mort d'une icône rimbaldienne".
Il est parfaitement légitime de réétudier des documents, voire de les récuser, y compris quand, comme c'est le cas pour celui-ci, ils sont désormais admis par l'ensemble des spécialistes. Mais la démarche de M. Bienvenu est étrange : "Il serait temps de remettre en cause l’authenticité de ce
portrait de Rimbaud". Il commence par la conclusion, alors que son article n'apporte strictement aucune information nouvelle, se contentant pour l'essentiel de rappeler des débats des années 1940-50. Semer le doute sur tout et n'importe quoi, c'est facile. Il en reste toujours quelque chose : des soupçons, des rumeurs ("Il paraît que...", "J'ai lu sur Internet que..."). Cette démarche nous paraît être à l'opposé d'une saine et nécessaire recherche critique de la vérité.
(1). Bibliothèque Jacques Guérin
: Rimbaud et Lautréamont, étude Tajan, expert Dominique Courvoisier, 17
novembre 1998 ; revendue par l’étude Pierre Bergé le 24 janvier 2003,
expert Marc Pagneux, notice d’Eric Buffetaud.
(2). Berrichon a au contraire tenté d’obtenir d’Isabelle Rimbaud des
évocations subjectives, mais authentiques, plutôt que des
« reconstitutions ». Il lui écrivit, le 25 septembre 1896 : « Un dessin de votre main serait, à mon sens,
précieux ; il faudrait aussi, peut-être, qu’il fût de votre invention. Essayez
! Simplement, avec votre cœur ; il aura toujours, ainsi, une émotion que ne
peut avoir la photographie, ne fût-il exécuté qu’en quelques traits de crayon
ou de plume. »
(3). Cf. J. Bienvenu, « La date du portrait de Verlaine par
Carjat » (http://rimbaudivre.blogspot.fr/2012/06/la-date-du-portrait-de-verlaine-par.html).
M. Bienvenu formule ici une hypothèse intéressante (une fois n’est pas de
coutume !) : la photo de Verlaine aurait pu être prise le même jour que
celle(s) de Rimbaud. Idée séduisante, reprise par M. Ducoffre, mais dont il
faut reconnaître qu’elle ne repose à ce jour sur aucun fait.
(5). Jacques Bienvenu : « Je
trouve que la démarche d’identification est crédible parce qu’elle repose sur
la ressemblance assez nette avec le portrait authentique de 1883 de Rimbaud
dans un jardin de bananes […]. Il y a
donc de fortes présomptions pour voir Rimbaud sur cette photo. » (http://www.larevuedesressources.org/sur-la-photographie-retrouvee-de-rimbaud-a-aden-quelques-informations,1670.html
- dans les commentaires).
(6). « Si certes Rimbaud dit
avoir envoyé trois photos à sa famille, la photo le pied en avant n'est pas
forcément cette troisième qui complète celle contre la balustrade et celle les
bras croisés. » (http://www.mag4.net/Rimbaud/forum/viewtopic.php?t=2007&postdays=0&postorder=asc&start=60)
(7). Voir par exemple la présentation de son blog : http://paintedplates.blogspot.fr