Ce dessin fut publié pour la première fois, en hors-texte couleur, dans le numéro spécial du centenaire de Rimbaud de la revue La Grive, dirigée par le grand rimbaldien que fut Jean-Paul Vaillant (n° 83, octobre 1954).
Mais à la page 33, en petits caractères, on lisait l'avis suivant :
« La gouache en couleurs reproduite
hors-texte et que nous croyions l’œuvre de Fernand Léger a été désavouée par
celui-ci. La trouvant belle, nous souhaitons que l’artiste qui en est l’auteur
se fasse connaître. »
Etiemble s'empressera de relever cette bourde dans son immense catalogue des errements du culte rimbaldien (Le Mythe de Rimbaud - L'Année du centenaire, n° 3415-3416).
Le faussaire s'était contenté de créer une variante de l'un des portraits de Rimbaud créés par Léger à cette époque, peut-être celui qui figurait en frontispice de la célèbre édition illustrée des Illuminations, publiée en 1949.
(Il vaudrait mieux d'ailleurs parler, plutôt que "portraits", d'évocations du visage de Rimbaud, puisque Léger travaillait à partir d'une reproduction de la photographie célèbre de Carjat, dans les très mauvaises versions accessibles à l'époque.)
Les responsables de La Grive, informés qu'il s'agissait d'un faux, de la contrefaçon d'une oeuvre d'un peintre célèbre, et vivant, avaient choisi de publier quand même ce document. Ils en donnent eux-mêmes la raison : ils la trouvaient belle. Elle était fausse, mais plaisante, et méritait donc d'être diffusée. Elle était peut-être d'autant plus plaisante qu'elle montrait un visage plus maigre, plus viril que le Rimbaud joufflu de Léger (ce qui correspond à un vieil et étrange fantasme de certains rimbaldiens).
Toute image et toute information erronée poursuit sa route ; elle ne peut être complètement effacée, même si elle est irréfutablement démentie, même s'il ne s'agissait à l'origine que d'une plaisanterie, à condition que cette image ou information vienne combler une attente, corresponde à un désir du public qui la reçoit.
Il est significatif que le faux Léger figure sur un site tenu par quelqu'un d'aussi informé et vigilant que M. Bardel. Il existe bien des pages Internet (à commencer par les notices consacrées à Rimbaud sur Wikipédia) et bien des couvertures de livres qui placent en exergue de telles images fausses, trafiquées ou très inexactes. Parfois par facilité, parfois à cause de la difficulté à accéder à une information fiable, parfois par malhonnêteté délibérée. Mais aussi, souvent, parce que le faux ou l'inexact arrange et plaît, parfois plus que la réalité. Bref, le fantasme de Rimbaud autrefois pourfendu par le justicier Etiemble semble toujours vivace...
* M. Bardel nous a fait l'amabilité de nous adresser une longue réponse, que nous reproduisons ci-dessous.
Livre publié en 2012
Cher Monsieur,
Je m’empresse de vous remercier pour votre billet concernant
le portrait de Rimbaud qui orne la page d’accueil de mon site. J’ignorais
absolument que ce fût un faux Léger. L’amusante anecdote que vous rapportez
concernant la publication initiale de cette image dans la revue de Jean-Paul
Vaillant, en 1954, m’était inconnue. Ainsi donc, il s’agit d’une contrefaçon et
nous ne savons pas qui est le talentueux faussaire ! En ce qui me concerne,
j’avoue que ce portrait m’a plu dès que je l’ai découvert, en 1991, en
couverture de la revue Europe (n° 746-747, spécial Rimbaud). Il y était
attribué à Fernand Léger et c’est ce que je croyais aussi depuis lors. C’est
une erreur que, grâce à vous, je ne commettrai plus et je vais changer sur ce
point les explications de mon site.
Une chose mérite malgré tout discussion, dans les
commentaires dont vous assortissez cette information. C’est votre formule d’ «
images fausses » ou encore l’amalgame consistant à écrire : « Toute image et
toute information erronée poursuit sa route. » L’ « information » est erronée
(cette image n’est pas de Léger) mais l’ « image », elle, ne l’est pas ! Le
Rimbaud du faussaire n’est pas plus « faux » que celui de Léger lui-même. La
variante qu’il propose n’est pas en soi plus « mythique » que 99% des «
évocations » (c’est votre mot) que l’on a coutume de répertorier dans
l’iconographie rimbaldienne. Et je n’en exclus pas même celles que nous devons
à ses contemporains les plus intimes : songeons au Chérubin « qui s’y frotte
s’y pique » de Forain, ou aux images d’Épinal (d’ailleurs fort « poétiques »)
concoctées par Verlaine pour l’édition Vanier, en 1895. Le faux-Léger de La
Grive est, comme vous le dites, assez représentatif du mythe Rimbaud : il offre
une variante plus racée et plus fine du visage que le Léger authentique, le
surlignement orange des yeux lui fait un regard halluciné, il semble entouré d’un halo solaire, d’une sorte de
soleil bleu, tout cela convoque le stéréotype du « voyant ».
Cette image a du charme et j’ai la faiblesse de partager sur
ce point le goût de ses premiers éditeurs. Toutes raisons pour lesquelles je
compte bien continuer à l’utiliser sur ma page d’accueil au même titre que
celles des pochoiristes (Pignon-Ernest, Pedrô…), de Sonia Delaunay, de Léger
lui-même (le vrai) ou d’autres, que j’y place par alternance depuis la création
de mon site.
Ce qui est « significatif », donc, dans la présence de cette image
sur la page d’accueil de mon site, ce n’est pas, comme vous le suggérez
charitablement, la vulnérabilité au mythe en tant que « culte » (voire, la
complaisance aux « images fausses, trafiquées ou très inexactes »).
Ce qui est significatif, et je le revendique, c’est le choix
d’entrer dans Rimbaud par le mythe. On ne fait pas l’économie d’une
confrontation avec « le mythe » dès qu’on aborde Rimbaud. Tout lecteur en est
imprégné d’avance, et l’affabulation autour de la personnalité du poète émane
d’ailleurs, dès l’origine, antérieurement à toute origine, du poète lui-même.
Pour les textes, c’est, je crois, assez évident. Et, pour les images, Lefrère
n’explique-t-il pas que le fameux Carjat, icône primordiale s’il en est, révèle
à l’observateur attentif un Rimbaud pinçant sa lèvre inférieure pour enjoliver
sa physionomie, au risque de nous dissimuler à tout jamais ce que vous appelez
dans votre texte « la réalité » (« le faux ou l'inexact arrange et plaît,
parfois plus que la réalité. ») ? Le mythe, d’ailleurs, n’est pas le mensonge
et il y a du vrai dans telle formule à l’emporte pièce de Verlaine, Mallarmé,
Claudel ou Benjamin Fondane, comme dans
tel portrait par Picasso ou par Valentine Hugo. Il s’y trouve une part de
vérité ou, du moins, une forme d’éclairage subjectif qu’il n’est pas sans
intérêt d’analyser pour la connaissance du poète, quitte à devoir la confronter
aux textes. C’est pourquoi, au moment d’aborder Rimbaud avec mes élèves, j’ai
souvent opté carrément pour partir du mythe (cf. mon cours intitulé Récital poétique, auquel je fais référence dans la rubrique « home » de mon
site), laissant pour plus tard les indispensables exercices d’« hygiène des
lettres » qu’Étiemble préconisait. C’est aussi pourquoi je trouvais (et je trouve)
amusant de placer sur l’index du site un de ces Rimbaud de Léger, qui
s’attirèrent récemment la qualification de « ringards » de la part de
Jean-Jacques Lefrère, parlant de celui qui orne le coffret de la Pléiade Guyaux
("Une pléiade sans étoiles", La Quinzaine littéraire, mars 2009).
Et, au fond, je ne suis pas mécontent, je trouve même assez drôle (on se
divertit comme on peut) que cette image soit, en plus, un faux !
Cette
disponibilité aux images du mythe, pour peu qu’elles aient un certain pouvoir d’évocation,
voire une valeur artistique, ne nous dispense évidemment pas de vérifier la
paternité des œuvres, ou la présence effective de Rimbaud sur les peintures,
les photos, que nous diffusons de lui.
Je vous accorde que cela n’a pas toujours été fait scrupuleusement dans
l’histoire du rimbaldisme. Jean-Paul Vaillant devait-il diffuser ce faux Léger
dès lors qu’il en savait la signature
usurpée ? A-t-il signalé en trop petits caractères (si je vous lis bien)
son caractère frauduleux ? Devait-il, aux yeux des grands principes, lancer
cette contrefaçon, uniquement parce qu’il la trouvait belle ? Je ne sais… En
tous cas, il eût été dommage pour nous qu’il ne le fît pas.
En vous remerciant de m’avoir donné l’occasion de ces
éclaircissements, je vous prie d’agréer, cher Monsieur, mes plus cordiales
salutations.
A. Bardel, 13 juin 2014
Notre commentaire : nous nous rejoindrons sans doute sur un point, déjà excellemment posé par Roland Barthes, en 1954 : "Est-il possible de rejeter dans le néant la consommation collective et socialisée de Rimbaud (...) ? Le problème n'est pas d'opposer le mythe à sa vérité, comme la maladie à la santé, seule compte la réalité générale de l'Histoire dans laquelle le mythe prend place".