Troisième épisode de notre saga consacrée aux approximations approximatives de M. Jacques Bienvenu sur l'iconographie d'Arthur Rimbaud.
Ayant « établi » la véritable version de la photographie de Rimbaud jeune, M. Bienvenu la compare avec celle publiée par Paterne Berrichon en 1912.
Version Berrichon selon M. Bienvenu
La reproduction qu’il donne de ce document clef est très mauvaise (à croire que c’est une manie chez lui…). Elle est créditée à la BnF dans son article du Magazine littéraire. Nous l’avons photographiée dans l’exemplaire de la BnF :
La photo de Rimbaud jeune dans l’ouvrage de Berrichon
Pas de chance : dans la reproduction donnée par M. Bienvenu l’image est altérée. Soit il ne s’agit pas en réalité de l’image publiée par Berrichon, soit l’accentuation des ombres fait apparaître le visage plus mouvementé et plus fin qu’en réalité.
M. Bienvenu nous embarque dans les aléas de sa « documentation » et les tortueuses circonvolutions de sa pensée pour affirmer que cette photo aurait été truquée par Paterne Berrichon. Il serait peut-être plus simple de commencer par le commencement. On connait un tirage d’époque, sur un carton de Carjat, que personne, pas même M. Bienvenu, ne met en doute. Il suffit donc de comparer ce tirage et la reproduction donnée par Berrichon, y compris dans la version diffusée par M. Bienvenu :
Tirage Carjat (ancienne coll. Guérin) / Version diffusée par M. Bienvenu
Tirage Carjat (ancienne coll. Guérin) / Version publiée par Berrichon (1912)
Le tirage d’époque est très – trop - clair, « la version Berrichon » plus contrastée et médiocrement imprimée. Rimbaud n’a pas l’air spécialement plus juvénile ni plus joufflu, simplement les ombres sont plus accentuées ; rien ne suggère, à première vue, que la version Berrichon ait été trafiquée.
M. Bienvenu n’a d’ailleurs jamais explicité quel intérêt aurait eu Berrichon à présenter un Rimbaud plus juvénile qu’en réalité. La réponse est : aucun (à moins d’imaginer quelque hypothèse tordue inspirée par la théorie du complot). Tout à sa passion de révéler de soi-disant trucages, M. Bienvenu en oublie le bon sens : pourquoi Berrichon voudrait-il rajeunir Rimbaud sur cette photo, alors que ce même Berrichon soutenait que les deux portraits par Carjat ont été pris le même jour ?!?
En bon pourfendeur de l’imposture qu’il se croit, M. Bienvenu doit trouver un tort à redresser. En l’occurrence, ces fameuses retouches. Or rien ne prouve ni même ne suggère que Berrichon ait voulu truquer ce portrait ou une autre photographie : il est faux, voire mensonger, de lancer de telles accusations, fussent-elles dirigées contre quelqu’un qui ne s’est pas gêné pour arranger Rimbaud à sa sauce.
M. Bienvenu, d’après ce qu’annonce son ami M. Ducoffre, va jusqu’à subodorer que Berrichon aurait truqué la photographie de la première communion, aujourd’hui conservée par la BnF. Il aurait fait retoucher ce tirage albuminé du XIXe siècle pour le modifier et le rapprocher de l’un de ses dessins :
« Jacques Bienvenu présente également dans le Magazine littéraire un dessin méconnu de Paterne Berrichon. Ce dessin s'inspire de l'état de la photo proposé par Delahaye, mais Berrichon lui a déjà imposé de grosses joues […]. Il est clair que ce dessin a préparé le champ de retouches de la photo que nous ne connaissons que par des retirages finalement. Dans le même ordre d'idées, le dessin de la tête de communiant d'Arthur s'inspirerait d'un état inconnu de la photo des deux frères en communiants pour préparer la parfaite figure de la photo des communiants telle que nous la connaissons aujourd'hui. Selon Jacques Bienvenu, il est probable que la plus célèbre photo ait été également retouchée, mais cette fois il nous manque la preuve comme celle fournie par Delahaye […]. »
Le dessin de Berrichon ci-dessous serait donc une sorte d’étude ou de modèle aboutissant à la photo que nous connaissons. Inutile de s’appesantir sur l’absurdité de cette thèse, remarquons simplement que le tirage photographique est d’une trentaine d’années antérieur au dessin…
Portrait d’après la photo de première communion (reproduction publiée en 1897, d’après une gravure) / Détail de la photo de la première communion (BnF)
M. Bienvenu dénonce les « retouches de Berrichon » depuis près d’un an mais n’a jamais produit le moindre commencement de preuve. Nous le ferons donc pour lui. Il semble que sur la version Berrichon le bas de la mâchoire, le pli du cou et le dessus du menton aient été soulignés. Il s’agit à notre avis de rapides coups de pinceau, destinés à accentuer les ombres :
Voici donc l’indice des retouches apportées à ce cliché : les ombres semblent avoir été rehaussées en plusieurs endroits ! La belle affaire… C’était le seul moyen de pouvoir restituer les volumes, à partir d’une épreuve originale trop claire. Jusqu’à une époque récente la plupart des photographies publiées subissaient de tels traitements, aujourd’hui remplacés par des interventions informatiques. Par exemple, dans l’image ci-dessous, le contour de la veste est souligné pour pouvoir « sortir » une fois l’image imprimée.
Albert Camus en 1957
Epreuve retouchée pour publication (détail)
De telles retouches sont grossières, c’est un travail d’imprimeur, pas un trucage de laboratoire photographique . Evidemment, elles altèrent le cliché, mais personne n’a jamais dit, jusqu’à l’étrange intervention de M. Bienvenu, qu’il fallait se fier à une version imprimée en 1912 ! Les prétendues retouches photographiques de Berrichon ne sont qu’une supposition totalement gratuite, jusqu’à plus ample informé. D’ailleurs on remarque que le dessous du nez est aussi beaucoup plus ombré que dans d’autres versions : si c’est Berrichon qui a fait peinturlurer l’image pour la modifier, c’est aussi lui qui a introduit cette altération. Pour quelle raison ? Si l’on suit la logique de M. Bienvenu, devra-t-on en déduire qu’il y a un complot pour cacher la cloison nasale de Rimbaud ?
Le cliché figurant dans l’ouvrage de Berrichon doit être pris pour ce qu’il est : une reproduction ancienne d’une photo du XIXe siècle. En revanche les versions publiées dans l’ouvrage de Delahaye sont manifestement à considérer avec prudence, tant elles sont altérées.
En comparant le bas du visage de la version « authentique » de Delahaye avec les autres versions connues, on voit que quelque chose ne « colle pas », comme si les joues, le menton et le nez avaient été travaillés pour les affiner. En revanche, les fameux méplats entre la lèvre inférieure et le menton, soit disant introduits par Berrichon, sont déjà présents, très accentués, dans la photo Delahaye, particulièrement dans la version publiée du vivant de celui-ci (l’édition de 1947 est posthume). Delahaye parlait d’ailleurs de la photo « publiée par Berrichon et par moi », et le bas du visage est effet plus similaire dans sa version à celle de Berrichon qu’aux tirages connus, tous très clairs… On comprend que M. Bienvenu ne reproduise pas cette image dont il proclame faire si grand cas : elle réfute à elle seule toute ses assertions sur la physionomie et l’iconographie de Rimbaud. Mais pas seulement.
C’est en effet à partir de cette sorte de délire interprétatif que M. Bienvenu entend prouver l’absence de ressemblance entre le Rimbaud de Carjat et le portrait d’Aden :
« La comparaison des photos entre le portrait de Rimbaud par Carjat révélé en 1906 par Delahaye (l’ami de Rimbaud qui précisait que ce portrait était d’une ressemblance absolue) et celui du portrait du « Coin de table à Aden » suggère que les personnages sont différents. Rien ne semble plus permettre d’identifier avec certitude Rimbaud sur la nouvelle photographie présentée le 15 avril au monde entier. »
Pour parvenir à de tels soupçons, M. Bienvenu se fie à deux ouvrages qui sont parmi les deux plus mauvaises sources possibles sur l’iconographie de Rimbaud, fourmillant d’erreurs, présentant des faux, des images trafiquées, etc. Il semble en effet irrésistiblement attiré, tel la luciole, par les sources de lumière fallacieuses (au point d’avoir reproduit, parmi plus de 80 documents figurant dans l’ouvrage de Lefrère, l’image qu’il ne fallait pas, celle qui est retouchée…).
On se demande même si ce chercheur ne privilégie pas « par système » les documents peu fiables ou de mauvaise qualité. On dirait qu’il ne lui vient jamais à l’esprit que si tel ou tel document n’est plus reproduit dans la littérature rimbaldienne, c’est peut-être tout simplement parce qu’il est de trop mauvaise qualité, ou que le consensus s’est fait sur son manque de fiabilité. Pourquoi par exemple vouloir à tout prix se référer à de médiocres reproductions données en 1906, 1912, 1946 et 1947, alors que l’on dispose désormais d’une photographie de bonne qualité, en couleurs, d’un tirage d’époque ?!? M. Bienvenu s’en est « expliqué » :
« Nous connaissons une autre photographie de Carjat, et d’excellente qualité [le tirage d’époque de l’ancienne collection Guérin], mais cela ne peut être celle que Delahaye a utilisée puisqu’il précisait que la sienne était ‘nécessairement très altérée’. C’est la raison pour laquelle nous choisissons de montrer la photo de 1906, qui est notre référence (extraite de la réédition de 1947). »
Il existe un cliché de bonne qualité, mais c’est la réédition de la mauvaise reproduction d’un tirage très altéré qui faut montrer et prendre pour référence. Voilà une logique peu commune…!
Emporté par son élan, M. Bienvenu en vient parfois à se prendre les pieds dans le tapis. Si l’autoportrait de La Banderole a été retouché sur commande de Berrichon, les deux autres photos publiées dans cette édition doivent avoir subi le même sort. Effectivement, elles sont fortement retravaillées. Sur la photographie de la première communion, le frère de Rimbaud a été effacé .
Quant à la plus célèbre photographie de Carjat, qui est publiée pour la première fois dans cette édition, c’est un vrai massacre :
Les retouches sautent aux yeux, par exemple l’oreille gauche grossièrement redessinée. Cela paraît conforter la thèse de MM. Ruchon et Bienvenu, même si rien ne prouve ni n’indique que ces retouches aient été commanditées par Berrichon, qui a juste donné une préface à cette édition de luxe . Il convient donc de se fier, plutôt qu’à cette version truquée, à la version publiée par Ruchon, le premier dénonciateur de ces altérations.
Pas de chance : c’est la même !
Rimbaud par Carjat (1871) d’après Ruchon (Documents iconographiques, pl. VI)
Ruchon reproduit la version publiée dans La Banderole ; la seule différence étant qu’elle est ici mal imprimée et un peu plus ombrée. Or Ruchon la présente implicitement comme authentique et non retouchée. Ruchon serait-il un agent double – critiquant Berrichon mais diffusant ses trucages ?!?
Parmi les documents iconographiques que M. Bienvenu met en doute se trouve également la photographie de l’institution Rossat, dans laquelle de nombreux rimbaldiens reconnaissent les frères Rimbaud, et qui est conservée au Musée Rimbaud . Arthur serait ici âgé d’une dizaine d’années. Il existe de fortes présomptions en faveur de cette identification même si elle n’est pas certaine. Il semble que MM. Bienvenu et Ducoffre aient oublié de la comparer avec leur « référence absolue » : le modelé du bas du visage, entre la bouche et le menton, apparaît très similaire à celui de la reproduction Delahaye. Il suffirait d’ailleurs de gommer le bas des joues sur la photo d’enfance pour voir apparaître un visage triangulaire, surmonté par des pommettes assez grosses.
La fossette au-dessus du menton, surmontée de deux renflements, apparaît aussi marquée que dans les reproductions publiées par Delahaye et Berrichon, mais aussi, curieusement dans la première reproduction de la photo de Carjat. On sait que ces détails n’apparaissent pas sur les états connus de la photo « lissée » de Carjat. Or cette image a été publiée en 1884, par Verlaine, un quart de siècle avant que Berrichon ne publie la sienne (Verlaine serait-il, lui aussi, complice de Berrichon, mais cette fois par anticipation ?).
Dans ses études pour le buste de Rimbaud, Berrichon a rendu ce modelé, sans l’accentuer :
Berrichon – Détail du buste de Rimbaud vu de profil
Il existe un autre portrait de Rimbaud, préparatoire au buste de Charleville, qui n’est quasiment jamais reproduit. Or il est très intéressant pour le débat, puisqu’il s’agit d’un buste de Rimbaud enfant par Berrichon. M. Bienvenu l’a sous les yeux, puisqu’il figure dans l’ouvrage de Ruchon, mais il ne le reproduit pas et ne le commente pas. Certes cette œuvrette n’est pas ce que Berrichon a fait de plus subtil, mais elle témoigne de sa vision du visage de Rimbaud « rajeuni par système ».
Rimbaud enfant par Berrichon (d’après Ruchon, pl. XXXVIII, détail)
Pas de chance : Berrichon souligne le modelé entre la lèvre inférieure et le menton, mais il ne fait pas à Rimbaud des joues particulièrement rondes. Au contraire, le visage paraît ici amaigri par rapport à la photographie de la première communion…
Si Berrichon avait voulu truquer le visage de Rimbaud en caricaturant le modelé du bas du visage, pourquoi serait-il allé se livrer à des opérations complexes de retouche sur une photographie, d’ailleurs déjà connue et publiée, alors qu’il ne se le fait pas dans ses portraits de Rimbaud ? Les accusations de M. Bienvenu sont tout simplement absurdes.
Toute reproduction est une traduction, tout medium de reproduction introduit un « bruit » dans le document original. Ainsi, par exemple, les images figurant dans ce dossier n’apparaîtront pas exactement de la même manière selon l’écran d’ordinateur sur lequel elles seront regardées. Ce bruit est d’autant plus fort que le document d’origine est difficile à reproduire, et d’autant plus important que les techniques de reproductions sont « rustiques ». Dans les années 1900, les imprimeurs commençaient à peine à reproduire directement des photographies, sans passer par la gravure, et ces reproductions étaient médiocres. La photo figurant dans l’ouvrage de Berrichon en 1912 est altérée à cause des limites techniques de l’époque, ni plus ni moins. Il faut être bien peu compétent, ou obéir à d’étranges motivations, pour croire que ces défauts sont la preuve d’un trucage, ou bien à l’inverse les prendre pour la preuve d’un état originel et véridique du cliché.
Terminons cet épisode sur une nouvelle « révélation », l’affaire – ou plutôt le gag - de « l’oreille croquée ».
L’oreille de Rimbaud était assez caractéristique : vue de face, elle présentait un lobe large, presque à angle droit et apparaissant assez plat (de profil, d’après ce que l’on en deviner, le lobe apparaissait au contraire « pincé ») .
Ce lobe large semble être une « marque de famille », puisqu’on le retrouve chez Isabelle, chez le neveu de Rimbaud, Léon, et jusque chez des descendants actuels. Dans les portraits où la tête est légèrement tournée, on discerne à la fois le lobe large et le pincement, mais le dessin est peu lisible : l’ourlet de l’oreille ne se distingue pas à cet endroit, ce qui donne l’impression qu’il y a une sorte d’encoche.
Cette particularité a été remarquée par MM. Bienvenu et Ducoffre, et ce dernier a proclamé que Rimbaud avait « l’oreille croquée ». Ce détail n’apparaissant pas sur la photo de l’Hôtel de l’Univers, M. Ducoffre en concluait, triomphant : « Le dossier de la dissemblance est chargé » .
Pas de chance. Cette caractéristique n’apparaît pas vraiment sur les photos de Rimbaud où l’on distingue son oreille . Ce qui est pris pour une encoche n’est en fait qu’un effet de perspective accentué par la très mauvaise qualité des documents consultés (le bord très clair de l’oreille se confond avec les points blancs de la trame du fond).
Ce détail n’apparaît d’ailleurs pas seulement sur la version Delahaye, on le trouve aussi dans la version de Berrichon, surtout dans la mauvaise reproduction utilisée par M. Bienvenu. Dans la reproduction de meilleure qualité on discerne un peu l’ourlet, du coup l’ « encoche » n’apparaît pas vraiment.
En effet, ce que les émérites enquêteurs prennent pour un détail spécifique de « la vraie oreille de Rimbaud » n’est qu’une interprétation hâtive d’un défaut de reproduction ! Il est d’ailleurs amusant que personne n’ait signalé, pas même parmi les membres du très pointilleux forum Rimbaud, la totale invraisemblance de cette hypothèse : l’oreille de Rimbaud était entière à l’époque de sa première communion, comment serait-elle devenue « croquée » quelques années plus tard ?
De même que les mauvaises reproductions auxquelles il se réfère, les réfutations de M. Bienvenu apportent du « bruit » – voire du vacarme -, plus que des informations. Loin de clarifier le sujet, elles ajoutent confusion sur confusion, que ce soit dans leurs prémisses, leurs articulations ou leurs conclusions. Nous verrons dans un prochain épisode qu’il en va de même dans ses authentifications.
Alban Caussé et Jacques Desse
© Libraires associés, avril 2011
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J. Bienvenu, « Le nouveau portrait de Rimbaud à Aden remis en cause »