Deuxième épisode de notre saga consacrée aux recherches de M. Jacques Bienvenu :
LE FAUX VRAI PORTRAIT DE RIMBAUD PAR CARJAT
M. Bienvenu aime à retourner aux sources. Nous avons vu avec quelle « maladresse » il le fait lorsqu’il prétend présenter les autoportraits de Rimbaud (1er épisode). Il est malheureusement tout aussi inexact quand il prétend se référer à la version authentique de la photo de jeunesse attribuée à Carjat.
En 1946, dans un ouvrage consacré à l’iconographie rimbaldienne, François Ruchon avait affirmé, sans plus de précision ni de preuve, que les photos de Carjat auraient été retouchées par Berrichon et son épouse. Au printemps 2010, saisi par cette terrible révélation, M. Bienvenu a recherché l’authentique photo de Rimbaud jeune, et a exhumé la version publiée par Delahaye en 1906, « sauvant le vrai visage de Rimbaud d'un retour au néant », selon son ami M. David Ducoffre.
M. Bienvenu souligne à propos de ce portrait que « PRECISEMENT ON NE LE MONTRE JAMAIS », ce qui paraît être pour lui un sûr indice que ce document a été occulté, et donc qu’il est forcément plus crédible que d’autres. Dans cette version, le visage de Rimbaud serait plus fin et le bas du visage moins marqué, moins mouvementé que dans les autres versions connues. M. Bienvenu en déduit que Berrichon a fait retoucher ce cliché pour donner à Rimbaud de juvéniles joues rondes et un bas du visage accidenté - comme celui d’Isabelle Rimbaud - méplats qui se retrouvent en particulier sur le portrait de Rimbaud par Garnier et sur la photo d’Aden - :
« On ne peut comprendre les méplats et boursoufflures [du bas du visage de Rimbaud] qu’en se fondant sur le portrait retouché de Berrichon où précisément les traits du bas du visage sont fortement accentués, comme l’a remarqué François Ruchon il y a plus de soixante ans. Celui-ci s’appuyait à la fois sur la reproduction du portrait Carjat donnée par Delahaye en 1906 et présentée avec un commentaire qui parlait de ‘ressemblance absolue’ » (1)
« Il est donc très important de la montrer », écrit M. Bienvenu dans le Magazine littéraire, mais, bizarrement, lui non plus ne la montre pas ! Il n’a jamais publié cette version de référence, qu’il préfère reproduire d’après une édition parue en 1947 - près d’un demi-siècle plus tard - (2).
La première édition n’est pas d’un accès très facile, même en bibliothèque ; M. Bienvenu aurait pu la mettre à la disposition de ses lecteurs. Nous le ferons pour lui :
Détail de la première reproduction Delahaye (1906-1) (3)
Pas de chance. Le bas du visage paraît bien cabossé, dans cette version de 1906… On peut même être gré à M. Bienvenu d’avoir attiré l’attention sur cette image, où la bouche apparaît comme dans la description donnée par Delahaye (« la bouche, cette grosse bouche charnue à l'excès gonflée à éclater, et dont l'épiderme était souvent fendu… »), très loin du portrait mythique du Rimbaud romantique par Carjat. Il est donc intéressant de faire le point sur les différentes publications de la photo publiée par Delahaye.
Delahaye, Rimbaud, première édition
Edition de 1906-1
L’authentique reproduction de la première photo de Carjat
selon M. Bienvenu, mais jamais publiée par celui-ci.
On remarquera tout d’abord que cette reproduction est de mauvaise qualité, et permet difficilement de se faire une idée précise des traits de Rimbaud, ce qui ne semble pas gêner M. Bienvenu. Le visage paraît assez fin mais les joues sont floues, mal définies, comme si leur renflement avait été mal effacé.
Il y a une sorte de griffure traversant l’image au niveau de la chevelure, et un « pli » dans le fond au-dessus de l’épaule droite. Ces caractéristiques ne se retrouvent dans aucune des autres versions connues ou publiées de cette photo.
Delahaye, Rimbaud, deuxième édition
Edition de 1906-2
Réalisée à partir du même cliché que la précédente (on retrouve la griffure oblique dans les cheveux), cette version est grossièrement retouchée (ce que signale M. Bienvenu, suivant Pierre Petitfils). Le petit trait arrondi au milieu de la lèvre supérieure se distingue également sur les versions ultérieures.
Cette version trafiquée est la source de celle publiée, encore un peu plus saccagée, par François Ruchon lui-même en 1946 (en la présentant comme « non retouchée » !).
Delahaye, 2e édition / Ruchon, 1946
La version retouchée (1906-B) et la version Ruchon
La version Ruchon et la version Delahaye, à partir de cette édition, sont les seules qui présentent un œil gauche nettement plus haut que le droit… En revanche, le petit trait en bas du menton disparaît dans les éditions ultérieures.
Delahaye, Rimbaud, troisième édition
Edition de 1923
D’un aspect fort différent des deux précédentes, cette reproduction est pourtant basée sur la même épreuve du cliché : on retrouve le « pli » et la griffure, qui paraît avoir été atténuée par une retouche. Cette griffure a changé de sens, elle n’est plus oblique, mais quasiment horizontale : en effet, l’image a légèrement pivoté, la tête est droite, voire légèrement rejetée en arrière, au lieu de pencher légèrement, ce qui modifie l’expression de Rimbaud.
Edition de 1947 (image publiée par M. Bienvenu) (4)
Cette version reproduit celle de 1923 mais paraît plus mal imprimée : il y a plus de taches (sur l’œil gauche par exemple), etc. On se demande bien pourquoi c’est précisément celle qu’a choisi de reproduire M. Bienvenu…
Le rectificateur de l’iconographie rimbaldienne aurait d’ailleurs pu donner une meilleure reproduction de cette image « capitale », dont il soutient qu’elle est la seule a donner des indications véridiques sur la physionomie de Rimbaud :
Delahaye, Rimbaud, quatrième édition
Une meilleure reproduction de l’édition de 1947
Les différentes versions de « la » photo de Delahaye
On voit que les différentes éditions présentent des reproductions sensiblement différentes, toutes de qualité médiocre et altérées ou retouchées (contour de la veste redessiné, etc.).
Il suffit de rapprocher les versions de 1906 et 1947 pour voir que M. Bienvenu est très loin de dire la vérité quand il prétend qu’elles sont identiques (« on trouve reproduit dans les éditions de 1923 (réédition 1947) le portrait telle qu’il a été reproduit dans la revue de Champagne et de Paris ») :
Entre ces deux reproductions soit disant identiques Rimbaud a même grossi des joues, a perdu un bout de sa lèvre supérieure, son œil gauche s’est soulevé, et il semble s’être décoiffé !
En résumé, M. Bienvenu se réfère à de mauvaises reproductions, qu’il ne montre pas, ou diffuse avec des références erronées, et prétend à partir de cela établir la vérité. Ces approximations assez invraisemblables ont de lourdes conséquences : l'« authentique » portrait est au coeur de son argumentation. En l’absence d’une version « de référence », ses réfutations ne tiennent plus, et le château de cartes s’écroule... Il faudra donc faire le point sur la fiabilité des images publiées dans les ouvrages de Delahaye et Berrichon, en se gardant de toute interprétation. Une simple étude et comparaison des documents devrait permettre d’y voir plus clair. Ce sera l’objet du prochain épisode : M. Bienvenu a-t-il « inventé » les retouches de Berrichon ?
Alban Caussé et Jacques Desse
2 – J. Bienvenu, forum Rimbaud, 18 juin 2010 : « J’en viens maintenant à la question essentielle : le portrait de Delahaye donné en 1906 dans la revue ‘Littéraire de Paris et de Champagne’. La question n’est pas simple. Disons pour commencer que c’est dans cette revue que Delahaye le publie pour la première fois en indiquant que ce portrait est d’une ressemblance absolue. On comprend dans ces conditions que pour celui qui s’intéresse à l’histoire de l’iconographie rimbaldienne, ce document soit capital. OR PRECISEMMENT ON NE LE MONTRE JAMAIS […]. Pour conclure je signale une difficulté. Le bon portrait, celui qui a valeur de référence est celui de la ‘Revue littéraire de champagne et de Paris’. En effet la reproduction donnée sur le livre qui a suivi la revue : Rimbaud par Delahaye en 1906 est de très mauvaise qualité comme le signale Pierre Petitfils. En revanche on trouve reproduit dans les éditions de 1923 (réédition 1947) le portrait telle qu’il a été reproduit dans la revue de Champagne et de Paris. C’est celui que j’ai donné pour le Magazine littéraire. »
M. Bienvenu a cependant fourni, sur le Forum Rimbaud, le lien vers la page de l’édition de 1906 sur Gallica. Le portrait y est malheureusement illisible :
Il est accessible en ligne, en meilleure définition, sur la base Daguerre de la BnF :
3 - L’exemplaire de la BnF n’étant pas consultable, la Bibliothèque de Metz a eu l’amabilité de nous fournir un cliché de l’exemplaire qu’elle détient. La datation des deux premières éditions est un peu confuse (le livre porte 1905 en page de titre et 1906 en couverture…). Pour simplifier nous datons « 1906-1 » la première publication, dans la Revue littéraire Paris et Champagne, et « 1906-2 » la publication en volume.
4 - Nous reproduisons la version publiée par M. Bienvenu sur le site du Magazine littéraire (http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16120). Sur celle qu’il a reproduite dans le numéro de juin 2010 du Magazine littéraire, p. 14, la tête est légèrement inclinée.
© Libraires associés, avril 2011
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